Interview de Richard Vassakos
Photo : R. Vassakos

Interview de Richard Vassakos

Richard Vassakos est historien et a publié il y a quelques mois une analyse des usages de l’histoire par Robert Ménard (La Croisade de Robert Ménard aux éditions Libertalia) et plus récemment codirigé un ouvrage intitulé « Ré- inventer la gauche en Languedoc-Roussillon : 1945-1968 » aux Publications de l’Olivier. Entretien entre passé et présent.

Vos dernières parutions évoquent l’extrême droitisation mais aussi les tentatives pour reconstruire la gauche après la Seconde guerre mondiale. En quoi ces travaux peuvent-ils nous être utiles pour comprendre le présent ? Comprendre le passé ne permet pas de prédire l’avenir, ni nécessairement d’en tirer des leçons. Cependant, une bonne connaissance de l’histoire, au sens savant, contribue à relativiser nombre d’assertions ou de manipulations. L’ouvrage collectif qui vient de paraître se penche sur la façon dont la gauche traditionnelle – ou plutôt institutionnelle – des années 1950-60 a été contestée, bousculée, mais aussi irriguée, revivifiée par le développement de mouvements tels que le PSU qui se sont construits contre les grands partis. Des communistes en rupture de ban après la répression de Budapest en 1956, des socialistes qui désapprouvent la guerre d’Algérie et la dérive centriste de Guy Mollet vont, entre autres, réfléchir sur de nouvelles orientations du camp progressiste. À cet égard, on peut lire les mouvements actuels comme un nouvel épisode de ces recompositions politiques qui touchent la gauche ou la droite à intervalles réguliers ; des partis traditionnels bousculés, poussés à la transformation par des contestations internes, par la montée de nouvelles générations, par de nouvelles préoccupations sociales et sociétales.

À Béziers comme ailleurs, les partis dits «traditionnels» sont en train de disparaître. Comment pouvez-vous expliquer cette situation ?
Justement, ces partis historiques sont encore très implantés et tiennent les pouvoirs locaux. Je pense que la nature a horreur du vide et ce qui nous paraît disparaître en réalité se transforme. Ceux qui vantaient le dépassement, le « en même temps », n’ont tout simplement pas su ou voulu créer une organisation partisane capable de faire un véritable travail de terrain. Ils sont inexistants en dehors des élections et même pendant… Les deux partis finalistes de la présidentielle sont des formations virtuelles, incapables d’avoir des assesseurs et des scrutateurs dans les bureaux de vote. C’est pourquoi je ne crois pas en la disparition du clivage, il y aura toujours une gauche et une droite. En revanche, les partis qui traversent une crise de l’engagement qui touche toute la société trouveront une autre forme d’expression. Ils se réinventeront comme cela a été fait dans les années 1950 et 1960 lorsque de petites formations se sont opposées aux grands partis et aux barons locaux. Au bout du compte, ces nouveaux militants façonnés par les luttes -anticolonialistes, occitanistes dans notre région – participèrent à l’union de la gauche dans les années 1970, puis à l’alternance. Lagrandedifférencetouchepeut-êtreàla manière de militer, moins exclusive, moins sacerdotale que dans la pratique traditionnelle. Aujourd’hui, on devient adhérent d’un parti en quelques clics et on milite parfois derrière un écran…

Comment analysez-vous les dernières échéances alors que beaucoup se présentent sans étiquette ?
Je le disais précédemment, je ne crois pas au dépassement ou à l’apolitisme. Les citoyens, qu’ils votent ou pas, ont tous des opinions tranchées et opposées sur tel ou tel sujet. La politique, c’est la vie de la cité et dans une communauté diverse, il n’y a pas d’unanimité. Le contraire serait peut-être même inquiétant car cela signifierait la fin du pluralisme, de la disputatio, de l’échange. La démocratie, ce n’est pas tous penser la même chose ; c’est trancher ses désaccords et faire des compromis pacifiquement. La gauche des années 1950 et 1960 était divisée entre socialistes et communistes mais aussi au sein de ces formations, les uns critiquant la politique de Guy Mollet en Algérie, les autres l’alignement sur Moscou. Ce fut tout l’art des dirigeants des années 1970 que de permettre le programme commun et la perspective d’une victoire de la gauche unie en 1974 et 1978. Par conséquent, pour répondre à votre question, même sans étiquette, les électeurs savent où se situent les candidats. D’ailleurs, cet affichage sans étiquette se fait plutôt dans les élections locales, en particulier municipales. Lors des élections législatives à Béziers, tous les candidats portaient les couleurs d’une formation politique sauf quelques exceptions qui confirment la règle. Deux maires suppléants et la députée de Béziers, accessoirement épouse du maire et conseillère municipale, sont les seuls à ne pas afficher pas de couleur. Cette dernière, affiliée au RN à l’assemblée nationale, confiait tout de même à Midi Libre qu’elle se présentait ainsi mais que cela ne posait pas de problème car « les gens connaissent nos idées. » [Allusion à son mari NDLR]

Comment expliquez-vous l’ancrage des idées d’extrême droite dans une majorité du Biterrois ?
Le phénomène n’est pas nouveau. Dès les années 1980, le Front national a obtenu des résultats électoraux significatifs dans la région. Or, si Jacques Chirac avait théorisé et appliqué l’idée du cordon sanitaire avec fermeté sur la plan national, il n’en a pas été de même de la part de certains élus locaux, à Béziers comme ailleurs, qui dès les années 1980 ont joué avec le feu, espérant récupérer cet électorat par des clins d’œil ou des signaux politiques. Cela avait ainsi valu à un maire de Béziers une exclusion de son obédience maçonnique à la fin des années 1980. À l’échelle régionale, Jacques Blanc avait également accepté les voix de l’extrême droite pour conserver son siège en 1998. Le FN se heurtait alors à un plafond de verre du fait des dérapages de son chef. La droitisation du discours de la droite classique sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy pour récupérer les électeurs de Jean-Marie Le Pen, et l’avènement de sa fille à la tête du parti ont changé la donne au tournant des années 2010. Le retrait du père, qui agissait comme un repoussoir, associé à la stratégie de dédiabolisation, a produit une dynamique électorale avec un vote beaucoup plus décomplexé. On a ainsi vu dès les cantonales de 2011 des hiérarques socialistes inquiétés par des candidats quasi-inconnus.
L’entrée de Robert Ménard dans l’arène politique biterroise en 2013, puis son élection en 2014 ont accéléré le processus en faisant quasiment disparaître la droite républicaine du champ politique local. C’était le pari de l’union et du syncrétisme des droites qui a, dans une certaine mesure, fonctionné localement. Ce qui est assez étonnant, c’est le vote de plus en plus important en faveur de l’extrême droite dans les villages de la grande couronne biterroise lors des élections nationales et intermédiaires. Or, dans ces communes, on ne trouve pas les motifs classiques qui servent à expliquer ce vote : la délinquance y est faible, l’immigration extra-européenne également, le niveau de service public et privé y est convenable, etc. D’ailleurs, aucun candidat soutenu par l’extrême droite n’a réussi à s’emparer d’une mairie en 2020 autour de Béziers, ce qui montre un vote différencié en fonction des scrutins nationaux et locaux.

Comment expliquez les phénomènes d’abstention et de dépolitisation ?
Céline Braconnier, une chercheuse spécialiste de l’abstention, a montré que ce phénomène remonte à une quarantaine d’années et parle d’une « démocratie de l’abstention ». Sur le fond, ce sont les plus jeunes, les moins diplômés, les plus fragiles professionnellement qui s’abstiennent le plus et s’éloignent de la chose publique. Néanmoins, depuis une période plus récente, on observe une abstention différentielle, c’est-à-dire le refus de participer après une déception politique ou bien face à une offre qui apparaît comme insatisfaisante. Plus globalement, le déclin des grandes idéologies telles que le communisme, celui des croyances et de la pratique religieuse, la montée de l’individualisme et du consumérisme sont des facteurs de long terme qui expliquent ce processus qui ne touche d’ailleurs pas que notre pays. D’autre part, les partis portent également une responsabilité. En se « professionnalisant », en s’éloignant de la réalité du monde social, ils se sont déconnectés des attentes des populations dont ils prenaient historiquement en charge les revendications. Conjoncturellement, la volonté de dépasser les clivages avec le en « même temps » de droite et de gauche et les deux « non campagnes » que nous venons de vivre ont contribué à accentuer le brouillage des repères et la confusion. On a ainsi pu voir des ministres comme Jean-Michel Blanquer utiliser des concepts et le vocabulaire de l’extrême droite pour ensuite se draper dans les valeurs de la République entre les deux tours de la présidentielle.
D’autres encore faire les yeux doux aux électeurs de gauche pour ensuite les accabler d’anathèmes lors des législatives. Le système médiatique porte également de grandes responsabilités en fabriquant des candidats et en véhiculant une « démocratie du buzz ». Là encore, rien de neuf, la presse des années 1930 jouait déjà ce rôle, mais la télévision et les réseaux sociaux amplifient le phénomène. Jouer de cette façon avec le feu et aux apprentis sorciers n’aboutit qu’à la montée de l’extrême droite et de l’abstention.

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