Dans l’oeil de la rue

Dans l’oeil de la rue

Depuis que les grèves existent, policiers et syndicats s’affrontent sur un point particulièrement symbolique, celui des chiffres. Connaître avec précision le nombre de manifestants qui battent le pavé relève d’une gajeure, chaque camp donnant ses propres estimations. Mais il n’est nul besoin d’être mathématicien pour voir l’importance de la mobilisation populaire contre la réforme des retraites voulue par le Président de la République et menée par le gouvernement Borne. Dans le Biterrois, comme un peu partout ailleurs, le nombre de manifestants est particulièrement élevé lors de chaque rassemblement contre cette réforme, et s’il est arrivé que certaines journées de mobilisation connaissent un coup de mou, c’est pour mieux rebondir lors des suivantes. De mémoire de syndicaliste, on n’avait pas vu ça depuis la réforme des retraites portée par la gouvernement Juppé en 1995. Avec un leitmotiv, un slogan qui s’affiche partout, tout le temps : « non à la retraite pour les morts ! »

Isabelle est retraitée du secteur bancaire et elle est particulièrement agacée que l’on touche aux acquis, ou plutôt aux conquis : « Un pou- voir plénipotentiaire s’est mis en place et il génère de plus en plus de pauvres. C’est sans doute sommaire et réducteur comme réflexion, mais il faut que tout le monde puisse vivre. Il faut arrêter. Aujourd’hui, cela va au-delà du capitalisme, c’est du libéralisme à outrance et sans limites. C’est la première fois que je prends part à une manifestation même si j’ai toujours été militante. Je suis plus citoyenne que syndicaliste, ce qui n’est plus le cas de ce gouvernement qui a oublié l’humain dans ses réformes. »

Geneviève, auxiliaire de vie, est de ces salariées de première ligne, elle est de ceux qu’on nommait les essentiels il y a quelques mois encore alors que la crise de la Covid battait son plein. « Je ne me vois pas travailler jusqu’à 64 ans en portant des poids et en faisant des ménages. C’est simple, je ne suis même pas sûre de finir ma carrière dans ce secteur d’activité sans dommages corporels. En plus, je fais partie de ces personnes qui ont une carrière à trous. Si mon calcul est bon, je verrai le bout du tunnel vers 67 ans. Là, notre combat va au-delà de la réforme que l’on nous présente. Il faut améliorer les conditions de travail, mieux rémunérer les salariés et, pour les femmes, prendre en compte les grossesses et valoriser tout le temps passé à l’éducation des enfants. Dans mon cas, j’ai travaillé des années à temps partiel pour être en capacité de m’occuper d’eux. Avant de toucher aux retraites, il y a peut-être des pistes à creuser pour aider les gens à mieux vivre. »

Comme le gouvernement refuse de céder et ce, malgré plusieurs rounds de mobilisation dans la rue, Véronique, sage-femme, se prépare à un long bras de fer sur cette réforme. « Pour moi, insiste-t-elle, le mouvement de protestation va s’inscrire dans un temps long à l’image de ce que devra être ma carrière si je veux profiter d’une retraite convenable. Car il faudrait pour cela que je travaille jusqu’à… 73 ans !!! Non, non, ce n’est pas une blague. En plus, il y a un vrai déséquilibre entre les hommes et les femmes, notamment dans le secteur des soignants et surtout pour celles qui ont des carrières hachées. En ce qui me concerne, je travaille en horaires décalés, souvent à temps partiel et avec une pénibilité psychologique certaine. Finalement, malgré cinq années d’études après le bac pour obtenir mon diplôme de sage-femme, je vais, selon la simulation, me retrouver avec une retraite de 1300 euros. Alors, jusqu’au bout je vais profiter de mon droit de dire que je ne suis pas d’accord. »

Quant à Camille, 16 ans, qui est lycéenne et se dirige vers des études artistiques et littéraires, elle veut se faire une place dans la société à l’issue de son cursus scolaire, mais aussi une fois la retraite atteinte. « Pour moi, la retraite à 60 ans me semblait être une belle avancée sociale, alors pourquoi revenir en arrière ? Ma vie professionnelle n’a pas encore débuté mais je ne me vois pas arriver jusqu’à 64 ans. Il me semble que ce n’est pas bien pour les femmes ni pour la jeunesse qui se désespère. C’est injuste pour nous car nous allons être désavantagés par rapport aux précédentes générations. Je sais que certains vont critiquer ma position, mais est-il vraiment normal de se poser déjà ces questions sur la retraite alors que nous n’avons même pas un diplôme à afficher ? De toutes façons, même avec des diplômes, nous les jeunes nous éprouvons des difficultés à trouver du travail. »

Richard, qui est enseignant, voit dans cette réforme des retraites une mesure injuste et injustifiée. « On ne nous parle que de financements, mais de l’argent il y en a. Ce déficit de 12 milliards est hypothétique et il faut arrêter de dire que la démographie française justifie cette réforme. Ce projet est injuste car il ne repose que sur les actifs et pas sur les entreprises. Le capital est une source de financement que l’on n’utilise pas parce que cette réforme est purement idéologique. On cherche juste à offrir, dans l’avenir, une partie des cotisations au secteur privé, c’est-à-dire glisser tranquillement vers une retraite par capitalisation et non plus par répartition en obligeant les gens à se constituer un patrimoine pour s’assurer des revenus. Pour moi, c’est non à ce système. »

Dans les cortèges qui se multiplient et perdurent sur le Biterrois, on trouve aussi des hommes qui, comme Frédéric, ont eu une carrière pénible et difficile dans le BTP. Exposé au froid en hiver, à la chaleur en été, même s’il a progressé dans la hiérarchie, Frédéric ne se voit pas « trimbaler » des charges éternellement. « Nous sommes tous brisés dans notre profession, usés avant l’âge. Être sur une manifestation aujourd’hui c’est protester contre un départ tardif à la retraite, mais aussi se battre pour défendre notre pouvoir d’achat qui est en chute libre. Là, dans les hautes sphères où évoluent ceux qui pensent le cul bien calé dans un fauteuil, on est en train de nous piquer jusqu’au lard. Il faut revenir à la retraite à 60 ans, parce que le travail, ce n’est pas la vie. Il faut travailler pour vivre et avoir un bon salaire, jusque là je suis d’accord. Mais si certains s’entêtent, je suis certain que nous irons au clash.

Dans la fonction publique, les régimes spéciaux sont bien connus et décriés par nombre de personnes. Stéphane sera retraité de la police nationale dans quelques semaines et cela, après de très nombreuses années sur le terrain ou bien à défendre les intérêts de tous ses collègues. « Comment peut-on soutenir une telle mesure ? Il faut mettre un terme au n’importe quoi ! Pour moi, cette loi va tout simplement accentuer la précarité en France parce qu’elle fera chuter les pensions. Aujourd’hui, je pense aux personnes qui sont en première ligne et qui vont être inévitablement sanctionnées. Toutes ont des situations précaires, hachées, surtout les femmes. Et puis, il faut penser à nos jeunes qui font des études et rentrent sur le marché du travail de plus en plus tard. Ils vont s’arrêter à quel âge tous ceux-là, à 67 ans ? Pour les policiers, c’est différent, mais pour avoir une carrière pleine ils devront tout de même rester le terrain jusqu’à 61 ans. Comment imaginer un policier courser un délinquant à plus de 60 ans ? »

Enfin, on trouve aussi des manifestants qui ont mis leur carrière entre parenthèses pour des raisons de santé. Pour changer de cap aussi. C’est le cas de Catherine qui est en pleine reconversion professionnelle. Elle va passer de travailleur social à acteur dans le tourisme. « Je fais partie de ces personnes qui seront très impactées par cette réforme parce que j’ai commencé à travailler tard et que ma reconversion va compliquer un peu plus ma situation. Pour obtenir une retraite à taux plein, il faudrait que je bosse jusqu’à 69 ans. Déjà que c’est compliqué pour les rares femmes qui ont une carrière à peu près normale, je vous laisse imaginer pour l’immense majorité des autres. Il faut donc parler aussi de l’égalité mais surtout agir pour y parvenir. Là, dans l’immédiat, il faut trouver de l’argent et on sait où il est. Rien qu’en faisant ça, pas mal de problèmes se règleraient immédiatement. Rien que sur Béziers, les inégalités sociales sont criantes. Et je vous l’assure, il n’y a pas grand chose d’entrepris pour les gommer. Béziers, c’est un exemple parmi beaucoup d’autres, mais il est important de s’en préoccuper. »

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