Max Cabanes, le créateur d’univers

Max Cabanes, le créateur d’univers

Max Cabanes est né à Béziers au lendemain de la guerre sur une planète en reconstruction. Depuis le début de son brillant parcours, il travaille justement à construire des mondes, inventer des personnages, des histoires, des images. Sous sa plume à la créativité folle, au travers de terres peuplées de monstres et d’étranges humains, de rêves et de cauchemars, il fait naître la magie, marque les esprits, nous embarque avec lui. Une œuvre singulière, un trait virtuose et une éloquence à savourer aussi bien dans ses BD que dans l’entretien qui suit.

Quel a été l’élément déclencheur de votre passion pour la bande dessinée ? à quel âge avez vous commencé à dessiner vos premières BD ? Avez vous étudié le dessin ?

En 1970, j’étais à Londres. Mes journées se décantaient à peu près dans cet ordre :  métro-boulot-musique-et-bière dans les pubs, ensuite dessin jusqu’à des heures tardives. Mes tendances graphiques allaient de Gustave Doré à Magritte, en passant par Delvaux, Ernst, Hans Bellmer, Topor, Reiser… Avec des auteurs de littérature comme Aldous Huxley, Lao Tseu et surtout HP. Lovecraft, cultissime pour les lecteurs de ma génération. Nous étions (déjà) en coloc’, quelques français et écossais, dans le quartier de Wood Green. Ambiance « psychédélique ». Avec un pote breton (qui trempait sa plume autant dans l’encre de chine que dans certains acides) nous avions décidé de rendre un hommage à Lovecraft et nous avions choisi la bande dessinée, comme un challenge, sans aucune intention commerciale ou autre, uniquement motivés par notre admiration et notre passion. Nous avions dans les 22-23 ans. Ma façon était celle d’un autodidacte, empirique et peu éduqué, par définition. J’avais pour ambition d’imiter mes maîtres, à l’arrache.  

Avant de commencer à travailler pour Record, pensiez vous qu’il était possible de vivre du dessin ? Était-ce un objectif  ou envisagiez-vous une autre voie professionnelle ?

J’avais une certitude : je serais peintre. Mon premier métier, à Béziers, fut celui de dessinateur en sérigraphie, en 1964. En 1969, après mon service militaire, je dessinais des portraits pour gagner ma vie, à Saint-Tropez peu avant de partir pour l’Angleterre.

À 25 ans vous débutez donc dans le magazine Record, puis Pilote. Comment avez vous eu cette opportunité ?

Lors d’une fête chez un ami, à Paris, j’avais fait une rencontre déterminante : Un dessinateur de bande dessinée historique avait voulu voir les pages que j’avais réalisées d’après Lovecraft et il m’avait obtenu un rendez-vous avec la rédaction du journal Record, édité par les Éditions Bayard. Malgré quelques réticences (car je projetais de devenir peintre et sculpteur) j’étais revenu de l’entrevue avec une commande : une histoire en bande dessinée de deux pages ! C’était assez étrange comme sensation. J’appréhendais cette bifurcation qui risquait de m’éloigner de la peinture et en même temps, je m’apercevais qu’il était passionnant de raconter une histoire en dessins. Tout ça  ressemblait à un enchaînement providentiel, sinon logique. De fait, à cette époque, j’ai surtout rencontré des personnes bienveillantes à mon égard.

Record visait un public assez jeune, quelle était la nature de vos travaux pour ce magazine ? Et pour Pilote ? Quelles techniques utilisiez-vous ?

Le journal Record avait des ambitions quant à la qualité de son public. Les thématiques étaient de bon niveau, il y avait du talent, de la profondeur et pas mal d’innovation. La liste des artistes qui y travaillaient était impressionnante : Topor, Folon, Tardi, Binet, Granger, étienne Delessert, Puig Rosado etc. Peu à peu, je leur livrais quelques récits courts de 5 ou 6 pages, genre chronique fantastique, parfois sur des scenarii de Claude Verrien, le rédacteur en chef. Je travaillais avec la technique la plus courante à l’époque, qui consistait à séparer le dessin de la couleur. Plume, pinceau et encres acryliques pour les couleurs.

Pour Pilote, je livrais des récits courts sur des thèmes du quotidien, avec une pointe d’onirisme, d’humour noir. J’avais réalisé un ou deux récits de science-fiction aussi, notamment une bande dessinée qui s’intitulait Parallèles, où deux récits progressaient en miroir pour se rejoindre dans le final. L’histoire de la conquête spatiale d’un côté et l’attaque foudroyante d’un virus dans le corps d’êtres extraterrestres de l’autre.

Pour la série « Dans les villages » vous créez un univers fantastique personnel et original. à travers ce cadre fantastique, parlez vous finalement de notre réalité ?

Quand j’étais môme, très tôt, j’ai eu ce questionnement sur les autres, la vie des autres, un sentiment d’extrême curiosité et de frustration. Je ne pourrais jamais connaître la vie de l’Autre,  des Autres, dont je ne connais que peu de facettes, dont il me manque le paysage intérieur, les projets muets, etc. Lorsque je passais les deux mois de vacances scolaires dans un domaine viticole du côté de Bessan, j’étais un enfant plutôt solitaire. Je passais beaucoup de temps à vadrouiller sur les chemins, à rêver. Les personnages de cette série viennent de ces rêveries d’enfant, et la jonction est venue naturellement avec cette notion d’une perception insatisfaite de l’Autre : j’ai donné une mission à ce bestiaire onirique, celle de vivre ce qui m’est invisible et qui constituerait une réalité sous-jacente, le présupposé d’une culture parallèle et immanente. Le titre « Dans les Villages », dans son énoncé volontairement littéral, brut et factuel, est censé renforcer cette notion de « vrai », ou d’authenticité du conte.

Pour l’adaptation libre du Roman de Renart, là aussi en noir et blanc, vous travaillez avez Jean-Claude Forest qui écrit le scénario. Que représente-t-il pour vous ?

Forest, c’est la grâce, l’Artiste, l’intelligence, la sensibilité, l’intuition et la magie. De tous les modes d’expression, je reconnais que la bande dessinée est celui par lequel j’éprouve assez rarement des émotions fortes. C’est peut-être personnel. Il y a un artiste qui fait exception, c’est Forest.

Colin-Maillard et Les Années pattes d’eph, c’est autobiographique ? Pensez-vous que c’est en parlant de soi qu’on crée les œuvres les plus sincères, touchantes ?

Ce sont des nouvelles autobiographiques, ce qui ne garantit pas quoi que ce soit de sincère, ou bien alors, par inadvertance. Seuls les faits tentent une approche dans ce sens, et dans le doute, ils nous feront penser à de la fiction, ce qui n’est pas plus mal ! Au bout du compte, pour parler de soi sans filtre, la fiction, c’est mieux. Par exemple, pour revenir à Jean-Claude Forest, j’ai pleuré en lisant « Enfants, c’est l’Hydragon qui passe », et la même chose pour « Les fenêtres hygiéniques » du même Forest. Ce sont des récits de fiction. J’ai toujours eu une difficulté à ressentir des émotions réelles et profondes dans la réalité, ou bien d’après le ton du vrai, du vécu, dans un récit. Je crois comprendre que ce que l’on appelle le « style » y est pour quelque chose, dans la fiction comme pour l’autobiographie. Un style peut me toucher plus sûrement que des notions comme le vécu, la vérité, l’authenticité.

Vous avez une bibliographie riche et éclectique, comment expliquez-vous ce goût et cette aisance pour des styles très différents ?

Lorsque je commence un travail, illustration ou bien bande dessinée, j’ai le sentiment que c’est la première fois, comme si je n’avais pas d’expérience. Je cherche et il peut arriver que je trouve un mode qui diffère du précédent ; c’est une façon de travailler qui persiste depuis mes débuts, un peu contre-productif pour une reconnaissance, pour fidéliser un public. Mais c’est spontané et je n’ai jamais pu me plier à la discipline du formatage. J’envie parfois ceux qui ont un dessin-signature.

En 1990, vous êtes lauréat du Grand Prix d’Angoulême, qu’est-ce que ça représente pour vous ?

J’étais dans le doute à ce moment-là, et ce prix, qui est décerné par des pairs, m’avait vraiment aidé moralement. Pourtant, cela n’avait en rien influé sur un quelconque succès commercial. Je me souviens que mes albums étaient toujours aussi difficiles à trouver dans certains magasins.

Quel lien avez-vous avec le milieu de la BD et ses acteurs ? Comment voyez-vous la BD française aujourd’hui et la nouvelle génération de dessinateurs ?

Je vis assez loin du milieu de la bande dessinée, depuis de nombreuses années. Je réponds par contre à certaines invitations de festivals pour rencontrer mes collègues, de toutes générations, j’ai besoin de ce contact. Du coup, je peux constater l’écart grandissant, entre la richesse de la production, l’éventail large des talents, et la situation des auteurs, femmes et hommes, qui sont dans un état critique la plupart du temps. On trouve dans le champ de la bande dessinée ce problème systémique et lancinant de redistribution des richesses. Le nœud se resserre pour un pourcentage grandissant de notre société ; la paupérisation est flagrante, intenable. Avec la pandémie comme révélateur, la question du rapport d’une société avec la culture devient essentielle, autant que celle de la consommation,  du pouvoir d’achat, ou de l’égalité des sexes. Quel est ce paradoxe qui voit une telle richesse de création durement pénalisée par une déchéance sociale ? D’autant que la proposition qualitative est réelle, n’en déplaise aux goûts de chacun. Il y a, comme il y a toujours eu, une coïncidence entre des auteurs et leur époque. Le champ des propositions s’est agrandi et en ce qui me concerne, c’est un bonheur. Ce qui n’empêche pas la critique qui est une des cerises sur le gâteau de la démocratie.

Vous avez la réputation de quelqu’un d’assez entier politiquement parlant ; pensez-vous que cela se ressent dans votre art ? 

Je suis mal placé pour répondre, car pour tous les titres travaillés de ma main, je ne pars jamais d’un présupposé politique.

S’il doit apparaître, ce sera par capillarité, il sera d’autant mieux capté parce que larvé et subséquent. Pour construire un récit qui se veut politique sans verser dans le tract, c’est vraiment une gageure. Et puis surtout, je n’ai ni les outils ni l’envie d’asséner des viatiques. Par contre, la chose est différente avec mon travail sur les adaptations de Jean-Patrick Manchette. Il fait partie de ces auteurs qui ont des schémas politiques assumés et revendiqués. Mais, comme dirait l’autre, il s’agit de lui. Talent hors norme.

Vous qualifieriez vous d’artiste engagé ?

Non. Mon seul engagement est celui d’un artisan qui s’attache à livrer un travail qui se tienne.

Vous êtes né à Béziers, quel regard portez-vous sur la ville, son histoire et ses changements.

Je suis parti de Béziers vers 17 ans, comme un jeune homme en colère, du fait, probablement, de la classe sociale qui m’a vu naître. J’avais mis dans le même sac une rébellion familiale et sociale, de façon assez confuse. J’ai pris l’art du dessin comme analgésique ; j’ai volontairement oublié ma ville, son identité, son histoire, et puis, les quelques fois où j’y suis revenu, les pèlerinages étaient assez évocateurs : le chômage et les faillites suintaient derrière beaucoup de vitrines passées à la chaux. Béziers et son rugby flamboyant, ses noms de joueurs célèbres, son vin, tout cela s’était dissous dans ma tête.

Est-ce que parfois l’art ne se nourrit pas de ce genre de situation pour s’inspirer, créer contre et prendre de la force ?

Bien sûr, oui. Mais s’il est de bon goût de dire qu’il n’y a pas de réponses dans l’art, seulement de bonnes questions, bonjour le retroussage de manches ! L’état des lieux sur la planète est arrivé au point où il nous faut des réponses. Le problème, c’est qu’elles sont assez souvent dangereuses dans les moments de paroxysme. Autrement, organiser le fait politique en récits, ça peut avoir de la gueule, ça peut vous soulager un lecteur pendant quelque temps mais pas plus que le 15 du mois, après il n’y a plus que le Secours Populaire ou les Restos du Cœur pour de plus en plus de gens. D’ailleurs, J.-P. Manchette le disait à sa façon, malgré l’extrême implication de son art d’écrivain : « J’écris pour amuser quelques amis. » Personnellement, c’est tout ce que je demande. C’est déjà ça.